La Crique-aux-Singes, à l’origine, était de jour un modeste village de pêcheurs, de nuit un repère de naufrageurs qui complétaient leurs revenus en faisant échouer les navires marchands sur les récifs de l’anse. Les habitants en avaient gardé un caractère aventureux. Aussi quand on apprit que la petite ville si pittoresque avait été choisi pour la plus spectaculaire séquence d’action du prochain James Bond, ce fut l’effervescence. Au café du port, la nouvelle alimentait toutes les conversations. En particulier, le dédommagement pécuniaire évoqué par les producteurs intéressait bien des habitants. « Et les retombées sur le tourisme, vous imaginez ! » s’exclama Monsieur Durieux, le buraliste voisin « La Crique va faire venir des fans du monde entier ! ».
Dans les eaux du port, les poissons n’en pensaient pas grand-chose. Ils étaient en général indifférents aux choses humaines. Protégés des courants par les récifs qui fermaient la baie, ils menaient une vie indolente, loin du fracas de ce monde. Les trois derniers pêcheurs de La Crique ne parvenaient pas à perturber leur paisible population.
Au-delà des récifs, la pointe du Museau refermait l’anse. Dans ses rochers, quelques poissons-clowns happaient avec enthousiasme les miettes de pain éparpillée par une petite fille maigre, assise en tailleur, qui distribuait son casse-croute sans y penser, l’esprit occupé, elle aussi, par le blockbuster à venir. Il fallait, à tout prix, qu’elle se fasse recruter pour le tournage. L’occasion était trop belle. On a peu de chance de faire carrière dans le cinéma quand on vient de la pointe du Museau, une étoile au guide vert, « vue imprenable sur La- Crique-Aux-Singes ».
Elle logeait chez son père, le gardien de phare, pour les vacances. Elle passait le reste de l’année en pensionnat au collège des Minimes, dans le chef-lieu du canton. La séparation était dure, mais inévitable et prévue de longue date : passé la primaire, plus moyen d’être scolarisée sur la côte. C’est lors d’une sortie scolaire qu’elle avait vu son premier film, Pirates des Caraïbes. Était-ce la résonance particulière de ce film pour une habitante d’un littoral tropical, ou le charisme de Johnny Depp, ou bien le contraste des folles séquences d’aventure avec sa vie paisible ? Elle avait été chamboulée. Retournée. Toutes ses idées, toutes ses priorités d’enfant de 14 ans étaient sans dessus-dessous : elle voulait vivre là-dedans, elle voulait appartenir à ce monde, elle voulait, elle aussi, faire rêver les petites filles.
Son plan initial était d’arriver sur le tournage, de conquérir le directeur du casting par sa beauté juvénile, et de prendre la place de la James Bond girl. Elle avait émietté la moitié de son casse-croute quand elle se rendit à l’évidence : il était assez peu probable qu’une adolescente locale remplace au pied levé une star internationale.
Un poisson-clown goba une miette juste à ses pieds dans un « plop ».
Il allait falloir trouver un autre plan.
Image : concept art du film Luca (Pixar)
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