« Je parie qu’elle est possédée. Tu la poses dans ta chambre la nuit elle va dans la cuisine, prend un couteau, et égorge tout le monde » dit Joan en voyant la poupée. « Que tu es bête » répondit Francine. Elles étaient en train de vider le grenier de la maison familiale de Francine, car la mère de celle-ci, trop âgée pour rester seule, et refusant d’émigrer en métropole, allait être accueillie par une cousine à Saint-Esprit. « Cette poupée, c’était tout pour moi, reprit-elle. Tu sais que mon père n’était pas souvent à la maison. Il travaillait sur un bateau de croisière. Chaque fois qu’il revenait à Fort-de-France, il prenait cette poupée, allait en ville et lui faisait tatouer un dessin qui représentait un événement qu’il avait vécu au boulot. Le puma par exemple, c’était un millionnaire californien qui n’avait pas voulu embarquer sans son animal de compagnie. C’était encore un presque un chaton, mais il l’avait bien griffé. Il m’a montré ses cicatrices. Mon père le dompteur de fauves ! J’étais tellement fière de lui. Et quand il repartait en mer, je gardais la poupée. Je la tenais tout près de moi pour m’endormir. Et devine quoi ? Quand je la plaçais contre mon oreille, j’entendais la mer ! ». « Enfin ici c’est pas très dur d’entendre la mer », dit Joan à sa copine. « Briseuse de rêves ! »
Francine fit mine de bouder. Joan lui attrapa la main : « Je suis sûre que tu entendais le Pacifique, ma belle ! ». Francine sourit : « Puisqu’il n’est plus parmi nous, j’aimerais qu’on la garde. C’est un objet chargé de souvenirs » Joan n’allait pas dire non, bien qu’elle trouvât la poupée très laide. « Et ces espèces de branchies, sur l’oreille, c’est quoi ? » Francine ne répondit pas. Joan vit qu’elle serrait les lèvres et qu’elle avait la larme à l’œil malgré ses efforts pour rester impassible. « Au début Maman ne m’a rien dit. Juste que son voyage allait durer un peu plus longtemps. Mais au bout d’un moment j’ai eu des doutes. Comme pour repousser la réalité je m’étais imaginé qu’il ne rentrait pas parce que Maman et lui ne s’entendaient plus. Qu’ils s’étaient séparés sans me le dire. Je devenais irritable. Un jour que je m’étais mise en colère pour une bêtise, j’ai dit à Maman que c’était sa faute s’il nous avait quittées. Elle s’est assise sur le bord de la baignoire, toute pâle. Elle a laissé tomber sa main dans l’eau du bain, sans rien dire. Alors je suis allée prendre la poupée et je lui ai dessiné des branchies, comme pour qu’il respire dans l’eau, pour qu’il ne se soit pas noyé. Après plusieurs semaines d’espoir, comme ça ne le faisait pas revenir j’ai fini par jeter la poupée à la poubelle. Elle ne servait à rien. Maman l’a récupérée en vidant les ordures ».
Joan prit Francine dans ses bras « Ma belle, bien sûr qu’on va la garder cette poupée. On va lui faire un petit autel dans notre chambre à Lyon ». Francine termina : « Le juge a estimé que sa compagnie avait été négligente. Elle a été condamnée à nous verser des dommages et intérêts, c’est de ça qu’on a vécu les quelques années avant que Maman ne reprenne le travail. »
Il ne fut plus question de la poupée pendant le reste de leur séjour. Vider la maison demandait tous leurs efforts et leur attention. Chaque objet jeté en révélait un autre, c’était comme si la maison recrachait toutes les bricoles, tous les souvenirs qu’elle avait accumulés au cours du temps. Enfin il ne resta plus rien. La maison fut vendue. Joan et Francine retournèrent en métropole, chacune reprit son travail. La poupée était là, un peu perdue au milieu des meubles design. Mais pendant les nuits d’été, quand Francine était réveillée par quelque ivrogne qui pérorait dans la rue, elle entendait les vagues de Martinique dans leur petit studio lyonnais. Elle aurait tant aimé que Joan les entendît aussi, mais elle avait appris que même dans le plus fusionnel des couples, certaines choses ne pouvaient pas se partager.
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