Dans un film de son pays, c’était l’exact moment ou la musique commencerait. Habillée de son plus beau sari elle danserait dans un décor de montagnes enneigées et chanterait son amour pour Paul à travers la voix d’emprunt d’une chanteuse de playback. Leur histoire, elle le sentait, approchait de son entracte. Le duo allait s’achever et un rebondissement inattendu laisserait le public, le souffle coupé, se rendre aux toilettes ou acheter un samosa. Les rebondissements possibles ne manquaient pas. Le père de Paul ne voulait pas d’une belle-fille sans diplôme ni fortune. Son propre père allait certainement faire une crise cardiaque en apprenant qu’elle convolait avec un Blanc. Que ferait-elle dans ce cas ? Laisserait-elle Paul pour protéger le cœur bien fragile de son père, ou bien romprait-elle, définitivement, avec sa famille ?
Toute à ses pensées, enveloppée de la douce chaleur qui émanait de Paul, elle ne voyait pas que le second acte se jouait déjà en arrière-plan, dans le magasin fermé. Comment aurait-elle pu imaginer que le gérant avait déjà averti de sa présence Monsieur Anderson, et que celui-ci les regardait froidement, son fils et elle, totalement imperméable à l’aura de romantisme qui se dégageait de leur couple ? Si elle l’avait su, elle l’aurait convaincu, dans une scène bouleversante rythmée par les coups de tonnerre d’un orage bien opportun, oui, elle l’aurait convaincu qu’elle n’en avait pas après son argent, qu’elle était la seule capable de rendre Paul heureux. Et Paul se serait enfin confronté à son tyran de père, aurait pris sa place, enfin, d’adulte libre de ses choix.
Mais elle n’en savait rien. Elle ne savait pas que la caméra ne la filmait plus, mais avait zoomé sur la fenêtre. Que le public contemplait en gros plan le visage tordu de haine de Monsieur Anderson. Que l’on entendait à présent le déclic d’une arme que l’on charge. Et que ce n’était pas le premier acte, mais bien le film, tragiquement court, qui était sur le point de s’achever sur son corps criblé de balles.
Crédits image : Jack Vettriano OBE, The Innocents, 1995
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