Cela faisait des semaines qu'il me négligeait. Le courrier arrivait, s'entassait jour après jour et toujours il passait devant moi sans un regard. Et puis ce matin, quelque chose s'est produit. Il s'est arrêté devant moi, les yeux cernés mais le regard brillant. L'une après l'autre il a sorti chaque enveloppe, leur a jeté un rapide coup d’œil avant de les laisser glisser à terre. Chaque courrier sorti était un soulagement, j'étais remplie à ras-bord, la paroi tendue par le volume des lettres.
Enfin, la sensation de ballonnement a disparu. Le dernier courrier est sorti. Mais son regard est toujours anxieux. J'ai le sentiment qu'il attend de moi quelque chose que je ne peux pas lui donner. Il demande d'un ton accusateur : « C'est tout ? » A mon humble avis, c'est déjà pas mal.
Je me sens rougir de confusion. Il avance la tête vers moi et l'introduit dans ma bouche. Sentiment de choc. Il y a des limites à ce qu'une boîte aux lettres peut accepter. Je suis sur le point de refermer mon clapet sur lui quand il retire sa grosse tête blonde d'humain. Il est aussi pâle que je suis rouge. Il me claque le clapet et repart d'un pas las.
Depuis, il vient me consulter quotidiennement, et jette au sol les factures et publicités du jour. Je ne le cache pas, ce transit régulier me fait du bien. Mais je suis inquiète de le voir toujours aussi abattu. J'ai commencé à guetter avidement le facteur. Celui-ci passe le matin en glissant sur les courriers qui jonchent le sol, peste beaucoup et dépose parfois une enveloppe impersonnelle. Puis c'est le distributeur de prospectus et de catalogues. Certains jours quelques autres passants introduisent encore d'autres documents dans ma bouche, « Votez pour le candidat du des vrais gens » , « Soldes exceptionnelles sur tout le stock de tapis persans » ...
Il est onze heures quand il arrive pour relever le courrier ce matin. Un catalogue de Carrefour et une facture de gaz s'en vont rejoindre les enveloppes abandonnées au sol, avant qu'un petit papier ne retienne son attention. Il le dévore des yeux tout en lisant à voix haute :
Argent-Amour-Travail-Difficultés Personnelles
Monsieur Ousmane, Grand Marabout, résout tous vos problèmes
Aussi par téléphone-Prix sur demande
Je le sens frémir : « Ce n'est pas ce que je voulais, mais ça devrait faire l'affaire ». Fébrilement, il sort son téléphone « Monsieur Ousmane ? Oui. J'attends. Allô, Monsieur Ousmane ? Oui, c'est pour un maraboutage. Hm hm. Faire revenir l'être aimé. Résultat garanti pour deux cents euros ? C'est d'accord. »
Il raccroche, et pour la première fois depuis des semaines, me sourit, d'un sourire qui se transforme en un rire fou. Le regard halluciné il lâche simplement : « Je t'aurai. »
crédits image : inconnus
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