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Le Vagabond

En l’absence de l’animatrice cet atelier a été auto-géré, à partir de l’image ci-dessus dont nous ignorons la provenance.


Une autre voiture est passée à mon niveau. J’ai fait signe à la conductrice pour qu’elle s’arrête. Elle a ouvert la fenêtre : « Ce n’est pas que je ne veuille pas que vous montiez, mais je vais dans l’autre direction » . Je lui ai répondu la même chose qu’aux précédents. Elle a redémarré avant même d’avoir fermé la fenêtre.

 Je marchais depuis l’aube, en ce samedi brumeux, sur cette route qui s’éloignait du Touquet. Je marchais à gauche, délibérément à contresens. Quelques camions m’avaient croisé, je ne leur avais pas fait signe. Je n’arrêtais que les berlines. Le conducteur — rarement un passager, car on ne fait pas de covoiturage quand on a une grosse berline — s’arrêtait parfois, ouvrait la fenêtre et trouvait une bonne raison de ne pas me prendre en stop. 

Je ne lui disais pas « pas de problème ». 

Je ne lui souhaitais pas une bonne journée.

Je le regardais dans les yeux et je récitais, posément : « A quoi bon être haut comme le palmier-dattier, qui n’offre pas d’ombre aux voyageurs et dont les fruits sont hors de portée ? ». Quelques fois, je me faisais insulter, traiter de fou. Mais la plupart des conducteurs en partance pour un week-end au Touquet se contentait de redémarrer sans daigner répondre.

***

Je vais, chères auditrices, vous éclairer sur les motivations de mon étrange comportement.

Il y a quelques nuits, alors que je revenais du seul bar du village, le ventre et le foie chargés de trop de bière, je vis, sur cette même route, un clochard, fort sale, nu-pieds. Il se tenait très droit et avançait paisiblement, semblant humer la brume nocturne et prêter l’oreille à tous les bruits de la nature. Quand il passa à mon niveau il ne me demanda pas l’aumône, mais continua son chemin comme s’il ne m’avait pas vu. Ne sachant si mon trouble venait du houblon ou de cette étrange vision, je poursuivis ma route. Mais au carrefour de la Croix, venant de la droite, apparut cette fois un moine capucin, qui chantonnait dans une langue inconnue de moi. Lui aussi me croisa sans me regarder.

L’âme troublée par ces étranges apparitions, je m’assis sur une borne en pierre. Vint alors un troisième homme, appuyé sur son bâton, âgé sans aucun doute et ayant déjà parcouru beaucoup de chemin à en juger par l’état de ses sandales. Celui-ci s’arrêta face à moi et me regarda dans les yeux, du moins l’ai-je pensé avant de voir la cataracte qui les voilait. Un aveugle. Quelle étrange nuit, quelles étranges rencontres qui auraient eu leur place dans une parabole biblique !

Me fixant de ses yeux morts, le vieillard, posément, me dit la phrase que je vous ai citée au début de ce récit et dont vous vous souvenez certainement qu’il y était question de dattes, d’ombre, et d’un arbre trop grand pour être d’une quelconque utilité. Cette phrase fit naître en mon cœur un bouillonnement d’émotions, car, voyez-vous, j’en croisais tous les jours, des arbres fiers d’avoir poussé si haut et qui pourtant n’étaient d’aucune aide à personne. Il y en a beaucoup vers le Touquet, comme vous le savez certainement.
Je demandais à l’homme qui il était, d’où il venait.

« On m’appelle Kabir, et je viens de fort loin. Moi-même je ne sais plus ma religion. Depuis cinq siècles, je parcours les routes et m’adresse aux puissants, pour qu’enfin les palmiers-dattiers daignent se courber. Feras-tu de même ? »

Frappé de stupeur, je vis la brume se dissiper devant moi. Il se fit en mon sein une étrange épiphanie. Il m’était devenu clair que je devais consacrer ma vie à l’imitation de ce vieil homme. Moi aussi, ma vie durant, j’interpellerais les passants de sa phrase énigmatique.

Et c’est ainsi, chères auditrices qui avez daigné m’écouter, que j’en suis venu à mener cette vie de vagabond qui doit vous sembler si incongrue. Ferez-vous de même ?

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  Ce blog est né d'un atelier d'écriture que je suis depuis quelques mois. On nous donne une phrase ou une image (sans contexte), et nous avons quarante minutes pour écrire ce que nous voulons avant de lire au groupe notre production. J'y ai pris goût et j'ai commencé à demander des images à mes amis pour écrire plus d'histoires. Vous trouverez sur ce blog essentiellement des textes écrits en quarante minutes, mais je n'exclus pas de publier des choses plus longues ou plus approfondies. N'hésitez pas à proposer des images !

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