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La Cigarette

 

 

Crédit image : Nick Knight

Perdue dans ses réflexions elle a presque oublié la cigarette qu’elle tient. Mais bientôt elle lèvera les yeux vers les volutes de fumées, pour une chercher une solution, la solution. Elle y verra un enchevêtrement de formes qui reflète celui de ses pensées. Elle a espéré que la première cigarette du matin — ou est-ce la dernière de la nuit ? — lui éclaircirait l’esprit. Mais le tabac ne parvient pas à dissiper les vapeurs d’opium. Au contraire, il s’y mêle, accroît leur effet.

Elle secouera la tête pour dégager des yeux presque aussi violets que son manteau. Mais sous la fulgurance de la couleur, son regard restera opaque, plongé à l’intérieur d’elle-même, plongé dans le souvenir de cette nuit, de toutes les nuits, qui se mêleront comme un film au montage chaotique. Est-ce cette nuit qu’elle a décidé de le quitter ? Cette nuit qu’elle l’a vu pour la première fois ? Cette nuit qu’elle a compris qu’elle ne resterait jamais plus d’un mois avec le même homme ? Cette nuit qu’elle a fui, sans claquer la porte mais en la fermant le plus silencieusement possible, ce père qui voyait trop la femme en elle ? Cette nuit qu’elle a reçu, comme une claque, la révélation qu’elle s’était fermé la porte non seulement du foyer familial, mais de tous les foyers possibles ?

Elle lèvera les yeux vers les volutes de fumée et plongera de nouveau dans ses terreurs nocturnes de petite fille. Dans l’odeur de tabac qui reste dans l’appartement quand sa mère claque la porte dans la nuit, criant qu’elle ne reviendra jamais, et revenant toujours, comme enchaînée. Et sous l’effet conjugué des deux drogues, elle comprendra, enfin, déjà, qu’elle s’est condamnée à être libre pour toujours.

 

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Présentation

  Ce blog est né d'un atelier d'écriture que je suis depuis quelques mois. On nous donne une phrase ou une image (sans contexte), et nous avons quarante minutes pour écrire ce que nous voulons avant de lire au groupe notre production. J'y ai pris goût et j'ai commencé à demander des images à mes amis pour écrire plus d'histoires. Vous trouverez sur ce blog essentiellement des textes écrits en quarante minutes, mais je n'exclus pas de publier des choses plus longues ou plus approfondies. N'hésitez pas à proposer des images !

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   Celui qui marche en tête tape le sol avec un bâton pour faire fuir les vipères. Trois ou quatre marmots suivent, en T-shirt et maillot de bain, bob ou casquette sur la tête. Chacun traîne derrière lui un demi bidon jaune canari. L’ombre des saules est un soulagement. A leur pied la rivière rigole doucement la terre sablonneuse. Partout, rochers et cailloux affleurent. Des mains laborieuses les empilent, dégageant un étroit canal navigable. Les rais de soleil qui parviennent à percer la canopée ricochent sur les poissons en éclats vifs et mouvants. On lance à l’eau les bidons, et les enfants embarquent, tachetés de lumière, éclatant de rire. Leurs mains en guise de rames, ils mettent difficilement en branle leur navire. Puis l’eau se fait plus profonde et l’on peut laisser voguer, sous le regard si doux des vaches venues chercher, elles aussi, un peu d’ombre. Soudain l’un des aventuriers crie au serpent. Était-ce une couleuvre d’eau, ou un bout de bois porté par le courant ?  Le soir

La Scène

Les Feuilles Mortes, Aki Kaurismaki, 2023 Derrière la fenêtre un technicien avait fait glisser un panneau bleu nuit. Quand le rideau s’est de nouveau levé, la table était mise, décorée d’un bouquet de fleurs. Il est entré côté cour ; elle, côté jardin. À moins que ne soit l’inverse. Il faut être du milieu pour retenir ces choses-là, et je n’en suis pas. Ce qui était certain, c’est qu’ils ne se sont pas croisés en coulisses. *** J’avais assisté, une fois, à la répétition de la scène du dîner. Ou faut-il dire « l’acte du dîner » ? C’était tellement long. Je sais pas. Je n’y connais rien. Ça commençait tranquille, par une conversation banale, et puis soudain elle s’apercevait qu’il ne mangeait pas son endive. Et à partir de là, le ton montait très vite. J’avais pas compris pourquoi, vraiment. C’était juste une endive. Dieu que cette répétition avait duré longtemps. Le metteur en scène ne cessait de les interrompre : « Ne la regarde pas dans les yeux » ; « Et toi, fixe l’endive ! » ; « P